Quand les souvenirs s'effondrent....
De 1978 à 1994, j'ai habité un endroit merveilleux... Mon père était instituteur-directeur et nous vivions dans l'école.
J'avais 8 ans quand nous sommes arrivés, j'avais 23 ans et demi quand j'en suis partie en janvier 94 pour vivre avec celui qui deviendra le père de ma fille, puis mon mari.
Aujourd'hui, cette école où j'ai grandi, où j'ai joué, où se sont entassés tant de souvenirs, est en train d'être détruite au profit d'une nouvelle école plus moderne, un complexe qui rassemblera école, crèche et médiathèque, mais aussi un grand parking souterrain, ce qui manque cruellement à ma petite ville de 4 000 habitants.
J'ai eu envie d'écrire cet article suite à ma rencontre d’hier soir. Et je vais vous la raconter.
La destruction de cette école a été un sujet très polémique pendant des mois et des mois ici, et des recours ont été déposés par des collectifs persuadés — de parents et de défenseurs du patrimoine — qu'on pouvait conserver la façade de cet édifice qui datait de 1931.
Déboutés la semaine dernière, la destruction a commencé cette semaine. Une amie m'a envoyé une photo qu'elle a prise en passant devant un matin… « Ça a commencé. » Le soir, rentrant du travail, j'y suis passée. Le cœur serré et anxieuse de ce que j'allais découvrir.
Ça y est, le démantèlement de cette école avait effectivement commencé. Méthodiquement. D'abord par l'appartement le plus à l'ouest. Et le seul traversant. Celui de la maîtresse de CP, Michelle.
Michelle et Philippe avaient deux garçons, dont Christophe qui avait mon âge. Nous avons fait les 400 coups ensemble, avons joué dans la cour, couru dans la neige ce samedi de janvier 85. De la fenêtre, ma mère pouvait voir nos pas et la course de Lady, notre cocker, dans le blanc poudreux qui recouvrait notre terrain de jeu.
Nous avons joué à la maîtresse dans les classes, au tableau noir… Les vacances, c'était à l'école, mais elle n'était rien que pour nous ! Et je crois que nous étions enviés !
Leur cuisine donnait sur une terrasse au nord, la seule de l'école, au-dessus du petit jardin que mon père entretenait avec amour… ce jardin dans lequel, à notre arrivée, il avait planté le noyau d'un avocat, devenu un arbre immense aux fruits délicieux. J'ai découvert il y a 10 jours que ce majestueux avocatier avait été coupé… sans ménagement. Ce fut ma première claque.
Dans l'alignement de l'appartement de la famille de Michelle, il y avait notre appartement avec ses six fenêtres en façade. La chambre de mes parents, les deux fenêtres du salon, celle de la cuisine, celle de ma chambre, et la dernière, celle de mon frère. Des rectangles presque tous de la même taille, alignés : voilà comment était constitué notre lieu de vie où j'ai grandi. Et au-dessus des fenêtres de notre salon, l'horloge en façade du bâtiment.
Lorsque je suis arrivée la première fois cette semaine, j'ai vu que la grosse pelle mécanique avait grignoté l'angle ouest, mettant à nu l'appartement de Michelle et sa famille, dévoilant impudiquement un intérieur resté inhabité durant deux décennies. Les tapisseries, les couleurs de l'époque…
Tous les jours, Alexia m'envoyait des photos de l'évolution des travaux, et ce vendredi soir, en rentrant à 19 h, j'ai voulu faire un détour par l'école, sachant ce que je découvrirais… Mais je ne pensais pas que ma chambre se dévoilerait ainsi, et qu'elle serait le dernier mur porteur de toute une vie, de mes souvenirs laissés ici depuis 1994 et, plus récemment, depuis 2002, lorsque mes parents ont déménagé, suite à la retraite anticipée de mon père pour cause de maladie.
Je voulais retourner une dernière fois, durant mes vacances et avant sa destruction, dans cette école où tous mes souvenirs étaient restés figés. Les pelleteuses ne m'ont pas attendue. Quinze jours trop tard… ou trop tôt !
Et quand, ce vendredi soir, je suis arrivée à l'angle Marinoni / Eugène Gauthier, le soleil rasait le dernier mur, le poster et son lever de soleil onirique… et finalement anachronique à l'instant T. Ma chambre...
Une boule dans la gorge… je suis remontée chez moi, ai saisi l'appareil photo et suis redescendue vers mes souvenirs pour les immortaliser. Le soleil, trop bas à présent, n'éclairait plus ce pâle soleil factice. Mais il restait toujours ce trou béant où jadis il y avait la chambre de mes parents, le salon où nous regardions la TV, où nous mangions lors des repas de Noël ou d'anniversaire, cette cuisine avec ses meubles en Formica, autour de sa table où nous prenions nos trois repas quotidiens en famille, et ma chambre… D'elle, il ne reste à présent que ce mur comme dernier rempart. Je me demande si c'est un fait exprès de laisser à la vue de tous, pour le week-end, ce mur coloré. Il reste la porte qui menait à la chambre de mon frère… elle est encore debout, jusqu'au prochain coup de pelle méthodique.
Je découvre ainsi la charpente. Celle que mon père allait visiter de temps en temps quand les tuiles se cassaient et que nous étions obligés d'avoir un seau au milieu de ma chambre lors des grosses pluies qui finissaient par arriver jusqu'à chez nous.
C'est un peu comme découvrir l'envers du décor… J'ai aussi cette impression que les gens découvrent notre intimité… et c'est presque gênant. J'aurais tellement aimé le garder pour moi. Il y a quelque chose d'indécent à dévoiler ainsi notre intérieur, comme si on déballait en place publique toute notre vie...
J'ai donc pris des photos pour me souvenir et témoigner. Sur le trottoir, un papa avec deux garçonnets regardait aussi l'école à moitié détruite. Des gens de l'Est. Et je me suis demandé ce qui pouvait passer dans leur tête… s'ils faisaient un rapprochement avec ce qui se passe chez eux, dans toutes ces villes bombardées qu'ils ont fuies.
En remontant à la maison, j'ai rencontré l'infirmier qui a vu maman la dernière, ce vendredi soir 7 octobre 2021… On s'est souri, je suis allée l'embrasser, et mes larmes m'ont submergée. Je ne m'y attendais pas… Moi qui ne pleure plus quand je parle de mes parents… Mais je crois que c'en était trop. Tous ces symboles. Comme si tout à coup, tout s'effondrait… un peu comme si, sur un tableau noir, on passait un grand chiffon pour tout nettoyer…
Je ne doute pas que la nouvelle école sera bien plus adaptée aux nouvelles générations...
Une fois de plus, je couche ces mots ici pour ne pas oublier, ne rien oublier des émotions qui m'ont traversée…
Je vous mets des photos prises sur le net, de l'école avant qu'elle ne soit détruite.. et puis les miennes.
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